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Instaurer des systèmes résilients à la croisée de la santé et de la justice

20 juin 2023
À l’approche d’une conférence de 2 jours intitulée « Rendre les prisons et les lieux de détention résilients aux maladies infectieuses » qui se tiendra à Londres (Royaume-Uni) les 20 et 21 juin, nous nous sommes entretenus avec 2 responsables londoniens travaillant à l’interface de la santé et de la justice : Sinéad Dervin, directrice adjointe des Services de santé et de justice du NHS London (Système national de santé à Londres), et Ian Bickers, directeur du Groupe des prisons de Londres, Service des prisons et de la probation de Sa Majesté. Nous partageons ici certains de leurs points de vue sur les pratiques innovantes visant à soutenir la continuité des soins ainsi que leurs réflexions quant aux priorités à accorder après la pandémie de COVID-19. 

Profil des patients en prison

Londres compte 8 prisons, toutes masculines, qui représentent environ 10 % de la population carcérale totale de l’Angleterre. Certaines de ces prisons étant des maisons d’arrêt pour les personnes en attente de jugement, elles se caractérisent donc par un taux de rotation élevé des détenus. 

« Dans la plus grande de nos prisons, la HM Prison Wormwood Scrubs, un pourcentage élevé de la population carcérale est en détention provisoire. Certains ne sont là que pour 1 semaine, d’autres pour 6 mois, d’autres encore pour 1 an – ça dépend. Essayer d’assurer un rythme de continuité des soins constitue par conséquent un véritable défi », explique Sinéad Dervin.

« Un grand nombre de détenus intègrent la prison en très mauvais état. La majorité des sujets dont je m’occupe en tant que magistrate bénévole ont eu un mauvais départ dans l’existence et ont mené des vies chaotiques, avec des problèmes d’alcoolisme ou de toxicomanie. Ils ont communément de longs antécédents de recours à des services, dans le système de soins de santé, et un long parcours de sans-abri – des problèmes qui sont tous importants et qui perdurent. C’est souvent le profil général. Les troubles de santé mentale sont assez fréquents. » 

« On arrive juste à stabiliser leur état, et puis ils s’en vont. Nous devons travailler à une cadence qui doit nous permettre de nous occuper d’eux. Nos prestataires de soins de santé doivent collaborer avec le système pénitentiaire pour garantir un accès adéquat à la population. Nous devons rapidement savoir qui ils consultent déjà à l’extérieur, quels sont leurs réseaux de soutien et leurs liens familiaux, et nous y retrouver dans un délai très court. » 

Imprévisibilité

Travailler à l’intersection des systèmes de santé et de justice s’avère problématique étant donné leur extrême complexité. Ces systèmes mis ensemble, on arrive à la conclusion que le parcours pénal d’une personne donnée s’aligne rarement sur son parcours médical. 

« On n’est pas toujours au courant des prochaines comparutions devant les tribunaux. C’est là qu’il y a souvent des incohérences. Des personnes sont tout à coup libérées. Par exemple, s’ils retournent au tribunal et que leur décision de mise en liberté sous caution est réexaminée, ils peuvent être libérés immédiatement, même s’ils ont besoin de soins. C’est le défi de la continuité. Il faut bien sûr libérer les personnes qui ne doivent pas se retrouver en prison. Mais il faut aussi tenir compte du fait qu’elles peuvent être en cours de traitement pour toute une série de problèmes. En outre, les libérations non planifiées augmentent le risque de rechute et/ou de surdose par inadvertance. S’ils disposent d’un système de soutien bien établi, alors ça va, mais ce n’est pas le cas de tous », explique Sinéad Dervin.

Les détenus sont souvent transférés d’une prison à l’autre, ce qui a également un impact sur les soins qu’ils reçoivent.

« Nous voyons des exemples de personnes qui sont sur le point d’être diagnostiquées dans une prison, mais que nous devons soudainement transférer parce qu’il faut faire de la place à d’autres détenus. Nous constatons alors que ces personnes devront sans doute recommencer le processus de diagnostic. Où est la priorité dans ce cas ? », demande Ian Bickers.

Les atouts des soins continus

Les solutions d’alignement des systèmes de santé et de justice ne sont pas encore bien définies. Le dossier médical électronique mis en place au niveau national par le NHS England est cependant l’un des principaux atouts de l’Angleterre pour garantir des soins cohérents et communs aux détenus. La solide culture de partenariat entre les principales agences œuvrant dans le domaine de la santé et de la justice constitue un autre atout essentiel. Le NHS England, le Service des prisons et de la probation de Sa Majesté, l’Agence britannique de sécurité sanitaire, le Département de la santé et de l’aide sociale et le ministère de la Justice collaborent dans le cadre d’un accord de partenariat afin de dispenser des soins de santé aux personnes en détention. La continuité de la prestation de services témoigne des relations solides et durables existant chez les partenaires et de leurs connaissances approfondies en la matière. Cela demande du temps, de l’énergie et un esprit de collaboration. Ian Bickers du Service des prisons et de la probation de Sa Majesté nous le confie : 

« J’ai appris dans mes fonctions précédentes de directeur de prison que l’on ne peut pas faire tout cela tout seul. Je dois forger des partenariats. J’imagine que beaucoup de personnes gèrent des partenariats d’ordre sanitaire dans le cadre de leurs activités quotidiennes. Je me réjouis de collaborer entre autres avec Sinéad Dervin du NHS, et de définir les mesures que nous pouvons prendre ainsi que leur mode opératoire face à tous ces besoins urgents. »

Cette approche de partenariat s’est avérée essentielle pendant la pandémie de COVID-19, non seulement entre les agences, mais aussi à tous les niveaux. 

« Les relations entre le personnel et les détenus n’ont probablement jamais été aussi bonnes depuis mes 20 ans de métier, parce que tout le monde était dans le même bateau », explique Ian Bickers. « Cela a favorisé l’innovation et nous a poussés à faire les choses d’une manière vraiment différente, ce qui est positif. La COVID-19 a également différé les diagnostics et les traitements, lesquels ont toujours été plus difficilement accessibles à la population carcérale. Beaucoup d’efforts ont été déployés pour rattraper le retard accumulé en termes de consultations médicales. Nous avons travaillé en étroite collaboration avec Sinéad Dervin et son équipe en vue d’améliorer l’accès aux soins secondaires. »

La question de la continuité des soins et de l’accès des personnes aux services dont elles ont besoin ne se pose pas seulement après leur libération. Évoquant la jonction entre les prisons et le monde extérieur en général, Ian Bickers nous explique :

« Nous avons besoin d’une continuité des soins du monde extérieur à la prison, ainsi que de la prison au monde extérieur. La plupart des personnes sont incarcérées en raison de leur vie chaotique, et leur accès aux services de santé ordinaires avant leur incarcération était probablement limité. Comment faire le lien entre la prison et l’extérieur ? Certes, le système électronique facilite ce processus, mais pour que ce système électronique soit efficace, la personne doit déjà être enregistrée auprès d’un médecin généraliste. Si des éléments du modèle fonctionnent, nous devons aussi recenser et combler certaines lacunes. »

Perspectives tenant compte des traumatismes

Ian Bickers apporte le point de vue de l’administration pénitentiaire et Sinéad Dervin, celui d’une commissaire et d’une magistrate. Cependant, tous deux ont une vision plus large que leurs domaines respectifs et sont passionnés par ce qu’ils font. Leur travail leur offre une occasion d’apporter un changement spectaculaire dans la vie des personnes dont ils s’occupent, et d’aider à briser certains cycles destructeurs. Sinéad Dervin nous explique : 

« La prison peut constituer une opportunité dans la mesure où elle permet à un grand nombre de personnes qui en ont besoin de se confiner, alors qu’elles ne peuvent le faire dans leur vie. La prison peut donc leur être bénéfique. Mais une fois hors de prison, la continuité des soins s’avère cruciale. Nous pouvons faire tout ce que nous pouvons pour mettre les détenus en contact avec les services, nous assurer que quelqu’un les attend à la sortie, qu’ils ont leur ordonnance, qu’ils s’adressent à une équipe, mais nous ne pourrons jamais reproduire l’expérience d’un environnement géré et confiné. Lorsque les détenus partent, ils sont à nouveau vulnérables à tous les aléas de la vie, y compris les facteurs déclencheurs et les facteurs de stress. »

Le secteur de la santé et de l’aide sociale accorde de plus en plus d’importance à la valeur du vécu. Il est admis que les personnes ayant passé du temps en prison ou consommé des substances constituent une source utile de savoirs susceptibles d’éclairer les politiques et les processus, notamment en ce qui concerne la réinsertion. Ian Bickers déclare à ce sujet :

« Comment tirer parti de l’expérience vécue ? Pour moi, il est extrêmement important de discuter avec des personnes qui ont passé du temps en prison. Nous savons que les détenus ont probablement subi des événements traumatisants dans leur vie. Nous savons également qu’ils ont subi des expériences négatives pendant leur enfance. Je sais que ces deux éléments sont susceptibles de se traduire par un mauvais comportement que nous pourrions traiter d’une certaine manière. Bien sûr, si on le savait et si on le comprenait mieux, on pourrait mieux intervenir. »

Populations vulnérables

Les détenus constituent un groupe vulnérable, et leurs besoins en matière de santé et d’aide sociale sont à la fois vastes et complexes. Ce n’est pas une population qui accède ou recourt facilement aux services. Une plus grande priorité doit être accordée à l’allocation des ressources de soins de santé en leur faveur afin de garantir une certaine forme de continuité des soins et de briser le cycle de la récidive.

« Lorsqu’il s’agit de prendre des décisions, d’élaborer des politiques, d’établir des priorités, et d’investir ou non, le discours peut être détourné par les messages médiatiques mettant en évidence la nécessité de punir, et expliquant que les prisonniers sont en fait de mauvaises personnes », nous confie Sinéad Dervin.

« La peine d’emprisonnement est administrée avant même que la personne n’atteigne la porte de la prison, car elle implique une perte de liberté. La prison devrait être un lieu de réinsertion offrant aux détenus la possibilité de reconstruire leur vie, de se rétablir, de s’épanouir et de devenir les meilleurs citoyens possibles après avoir retrouvé la liberté. Les hommes dont je m’occupe actuellement finiront par sortir de prison, et seront nos voisins », explique Ian Bickers. 

Les personnes travaillant à l’intersection de la santé et de la justice gèrent des niveaux de souffrance humaine et de complexité auxquels la plupart d’entre nous ne serons jamais confrontés, souvent dans un contexte d’instabilité politique. La société, et en particulier la communauté de la santé publique, doit comprendre ce qui se passe dans les prisons. Il s’agit d’une population dont les besoins de santé sont importants et variés, ainsi qu’en constante évolution. Les efforts déployés afin de renforcer la résilience du système de santé pourraient s’inspirer des connaissances acquises et des pratiques mises au point en ces lieux, à savoir comment instaurer des systèmes souples et réactifs capables de dispenser des soins continus en temps de crise. 

Sinéad Dervin et Ian Bickers nous incitent à réfléchir à la manière dont nous considérons les détenus, et à nous demander dans quelle mesure ils correspondent à notre perception de la communauté.

« En termes de résilience et de préparation, les prisons doivent faire partie de la réponse, au niveau régional ou national, pour la simple raison que cette population et cet environnement comportent des complications et des risques. Nous devons y réfléchir au lieu de nous concentrer sur les détenus et sur les raisons de leur incarcération. Il faut aussi se rappeler à quel point cette population est vulnérable », explique Sinéad Dervin.

La continuité des soins est inhérente à l’instauration de systèmes résilients. Les murs sont des interfaces physiques dures, à l’opposé de la continuité. Ils divisent les gens entre ceux qui sont à l’intérieur et ceux qui sont à l’extérieur. Il se peut que nous devions dépasser nos limites mentales et physiques pour comprendre que nous formons essentiellement une seule communauté et un seul système de soins.

Aperçu : le parcours du patient en prison (Londres)

Sinéad Dervin encadre la mise en place des services de santé dans les prisons londoniennes. Une série de prestataires du NHS, indépendants et du secteur tertiaire prodiguent des soins de santé conformément aux spécifications des services nationaux du NHS England. Les services sont organisés et dispensés selon le principe d’équivalence, c’est-à-dire que la population carcérale reçoit le même niveau de soins que la population générale. Les détenus peuvent s’attendre à bénéficier d’une gamme complète de services de soins primaires, ainsi que de soins et de traitements secondaires de santé mentale, de traitements contre la toxicomanie, de soins dentaires et d’autres services de santé connexes. À Londres, les détenus peuvent également bénéficier d’un traitement par dialyse au sein de l’établissement. Pour les soins spécialisés tels que le traitement du cancer, les patients quittent la prison sous escorte pour se rendre à l’hôpital. 

Outre le dossier médical pénitentiaire électronique national, à Londres, les équipes de liaison et de déjudiciarisation qui opèrent dans les commissariats de police et les tribunaux afin d’identifier les personnes présentant certaines vulnérabilités, peuvent contribuer directement au système de dossier médical pénitentiaire. En d’autres termes, les professionnels de santé et des services sociaux peuvent se référer à un registre des besoins d’une personne et de ses interactions avec les services de santé dès son premier contact avec le système de justice pénale.

Lorsqu’une personne est incarcérée, elle est prise en charge par le système de justice pénale et fait l’objet d’une évaluation sanitaire dans les 24 heures suivant son arrivée, puis d’une évaluation complète dans les 7 jours. Le premier jour, il est procédé à l’identification de ses besoins de santé, y compris les médicaments qu’elle doit prendre. Après l’évaluation, les personnes sont affectées à une équipe de soins multidisciplinaire en fonction de leurs besoins. À Londres, les modèles de soins sont structurés autour des 14 premiers jours de détention car il est courant que les détenus arrivent en prison avec de nombreux problèmes complexes. Nous savons que les premiers jours de détention font partie des périodes les plus vulnérables pour les détenus présentant un risque accru de suicide. En outre, des équipes spécialisées dispensent une gamme de soins planifiés et d’urgence. 

Lorsqu’une personne est libérée, on veillera à ce qu’elle s’adresse aux services disponibles à l’extérieur afin d’assurer un certain degré de continuité des soins. La ville de Londres dispose d’équipes spécialisées dans le transfert et la libération qui commencent à s’occuper des détenus environ 10 semaines avant leur sortie de prison afin de les mettre en relation avec les services disponibles à l’extérieur. Cette démarche s’inscrit dans le cadre de RECONNECT, un programme national visant à garantir l’accès aux soins après la détention ainsi que la conservation des gains sanitaires acquis pendant l’incarcération.